Très curieusement il n’existe alors aucun traité qui unisse les deux alliés. Il n’existe aucun document du type protocole d’amitié germano-italien, pacte anti-komintern germano-japonais ou pacte germano-soviétique qui ait été signé entre la France et l’Angleterre. Rien ne définit juridiquement l’alliance purement formelle, l’ «entente cordiale» qui unit les deux pays lesquels sont entrés en guerre séparément contre l’Allemagne. Il y eut bien les accords franco-anglo-italiens de Stresa en 1935, destinés à contrer l’Allemagne. Mais les Britanniques n’en tinrent aucun compte, quelques mois plus tard, en signant un accord naval séparé avec les Allemands sans même avertir le gouvernement français. Tout au plus, le 12 décembre 1939 a été signé l’accord financier entre P. Reynaud et sir J. Simon cité précédemment. Les buts et les modalités de la lutte commune contre l’Allemagne ne sont donc pas définis officiellement.
C’est pourquoi, le premier objectif du « Club »* ayant été atteint avec la prise de pouvoir de Reynaud, les « clubmen » de préoccupent immédiatement du second, à savoir la conclusion d’un accord qui les obligeraient à demeurer indissolublement liés, quelque soir l’issue de la guerre. L’idée d’un tel accord était déjà ancienne. En effet, dès le début des hostilités, les Anglais, et notamment le général Spears, envoyé en mission spéciale à Paris par W. Churchill, alors Premier Lord de l’Amirauté, avaient estimé que l’opinion française manifestait un très faible enthousiasme pour la guerre. Dès son retour à Londres, Spears avait suggéré à Lord Halifax, ministre des Affaires étrangères, qu’il fallait empêcher, en tout état de cause, la France et l’Angleterre de signer une paix séparée. Or il n’existait aucun accord sur ce point et, si les Allemands l’apprenaient, ils ne manqueraient pas de se dire « que l’Angleterre se réservait une porte de sortie pour pouvoir se retirer de la guerre, une fois ses objectifs atteints, en laissant froidement tomber son partenaire. Il était d’ailleurs de notre intérêt de lier les Français, écrit l’envoyé de Churchill, eux dont le cœur n’était nullement à la guerre » (177).
Lors Halifax lui avait répondu qu’il partageait ses inquiétudes et en avait parlé à Charles Corbin, l’ambassadeur de France à Londres. Celui-ci s’était montré réticent et avait promis, toutefois, d’en référer à Paris. Mais, depuis lors, le Quai d’Orsay faisait la sourde oreille. C’est pourquoi, le 10 novembre, à l’occasion d’un déjeuner avec Corbin, Spears remit la question sur le tapis. Corbin reconnut que l’absence de tout accord sur ce point était une lacune et qu’il faudrait la combler.
Un mois plus tard, le 11 décembre 1939, Halifax attaque Daladier sur le sujet et lui demande dans quelles conditions ce dernier estimerait possible « de publier une déclaration commune par laquelle la France et l’Angleterre s’engageraient mutuellement à ne pas signer de paix séparée avec l’Allemagne. » Daladier consulte le général Gamelin et lui demande son avis sur la question. Les deux hommes tombent d’accord sur le fait qu’il n’y a rien à objecter au principe d’une telle déclaration, mais qu’il conviendrait d’abord que les buts de guerre français et anglais fussent précisés et confortés et, par ailleurs, que le texte contint une clause « fixant les garanties matérielles de la sécurité de la France », c'est-à-dire précisant la contribution de l’Angleterre à la lutte commune, ce qui paraissait une précaution judicieuse.
…/…
• Le « Club ». C’est ainsi qu’on appelait l’association virtuelle entre les Anglais Spears, Churchill, Eden, Duff Cooper et Lord Beaverbrook, et les Français Reynaud, Mandel, Blum, Champetier de Ribes, Flandin, Romier et Campinchi. Ces hommes, tous hostiles à l’Allemagne hitlérienne, en mesuraient hélas assez mal la force, ce qui expliquaitqu’ils aient dénoncé « la politique de démission de la France » sans se soucier suffisamment de son réarmement.
• (177) – SPEARS (Major Général Sir Edward) – Témoignage sur une catastrophe (2 vol.) Presses de la Cité ; 1964.
…/…
Huit jours plus tard, le 19 décembre, se déroule un Conseil suprême auquel assistent Daladier et Reynaud, en tant que ministre des finances. Le Premier Ministre britannique, Neville Chamberlain, revient à la charge et demande à Daladier où en est le projet de déclaration commune. Tant d’insistance indique bien lequel des deux partenaires est le plus intéressé à la conclusion de cet accord. Daladier fait alors part de la conclusion à laquelle il est parvenu avec Gamelin, à savoir la nécessité d’une clause additionnelle fixant les participations réciproques des partenaires à la lutte commune. Mais il est très vraisemblable que c’est justement un point sur lequel la Grande Bretagne ne souhaite pas prendre d’engagements formels car ni Chamberlain, ni Halifax n’évoqueront plus le sujet par la suite. Par contre, estime Benoist-Méchin, le cabinet Daladier est dès lors condamné dans l’esprit des Britanniques (24).
Il va de soi que, respectant l’esprit du « Club », dès son intronisation, Paul Reynaud va reprendre ce projet et l’amener à bonne fin. Il profite d’un Conseil interallié réuni à Londres le 28 mars. D’ailleurs, dans sa lettre de félicitations à Reynaud, Churchill dit également : « Je prévois une réunion très prochaine du Conseil suprême, au cours de laquelle je compte qu’une action concertée pourra être menée par les collègues français et britanniques. Car nous voilà maintenant collègues. »
Il s’agit bien sur de la déclaration commune. C’est le premier Conseil interallié auquel assiste Reynaud et une bonne partie des débats sera consacrée à un examen général de la situation militaire. Ensuite la plus grande partie de l’activité du Conseil sera orientée vers la préparation de l’opération de Norvège qui doit être lancée le mois suivant.
Reynaud prétend avoir fait approuver le 27 mars, par le Cabinet de guerre unanime, sa décision de conclure avec nos alliés un accord interdisant réciproquement un armistice ou une paix séparée (161). Il est fâcheux qu’aucun des participants ne semble s’en souvenir ! Que dit cet accord ? En voici le texte intégral :
Le gouvernement de la République française et le gouvernement du Royaume-Uni s’engagent mutuellement à ne négocier ni conclure d’armistice ou de traité de paix durant la présente guerre, si ce n’est d’un commun accord.
Ils s’ engagent à ne discuter les termes de la paix qu’après un complet accord entre eux sur les conditions nécessaires pour leur assurer respectivement les garanties effectives et durables de leur sécurité. Ils s’engagent enfin à maintenir, après le rétablissement de la paix, leur communauté d’action dans tous les domaines aussi longtemps qu’elle sera nécessaire, pour la sauvegarde de la sécurité et pour la reconstitution, avec le concours des autres nations, d’un ordre international assurant en Europe, la liberté des peuples, le respect du droit et le maintien de la paix.
Voici comment l’amiral Auphan décrit cette journée : « Toute la journée, il ne fut question avec les Britanniques que de la situation stratégique et des opérations à l’étude, notamment de l’expédition de Norvège que le Président français s’employait, avec une énergie méritoire, à relancer. A la reprise des travaux, après déjeuner, celui-ci expliqua à notre petit auditoire que, comme on ne pouvait parler de nos plans aux journalistes qui attendaient à la porte, il s’était mis d’accord pendant le repas avec le Premier ministre Chamberlain sur le texte qui leur serait livré : c’était le fameux communiqué par lequel le gouvernement français et le gouvernement britannique s’engageaient mutuellement à ne pas faire d’armistice ou de paix séparée. Pour nous tous, à ce moment là, la chose allait de soi. Personne, je le certifie, n’eut l’impression que ce texte publicitaire fixait à jamais l’avenir de notre pays. » (17) Auphan dira par ailleurs : « dans les quatorze pages de notes que j’ai prises au cours des débats la déclaration commune ne figure que pour une ligne et demie. C’est dire que, malgré l’importance qu’elle revêtait pour la politique extérieure française et le sens qu’on lui attribua plus tard, elle passa presque inaperçue »(24). Il s’agit bien d’un texte, élaboré entre la poire et le fromage, entre le président du Conseil et le Premier ministre, vraisemblablement assisté par Churchill.
…/…
(24) – Benoist-Méchin (Jacques) – « Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident »t (T1) - Albin Michel – 1956
(161) – Reynaud (Paul) – « Envers et contre tous » - Flammarion – 1963
(17) – Auphan (Amiral Paul Gabriel) – « Histoire élémentaire de Vichy » - France Empire – 1971
…/…
Ici se pose la question de base : quelle validité possédait cet accord ? Peut-on estimer qu’il s’agissait d’un traité ? Remarquons d’abord que cet accord n’est même pas signé. Reynaud le reconnaîtra lui-même dans une déposition devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale : « Ce qui m’intéressait personnellement, affirmera-t-il, c’était de couper les ponts au cas où les choses tourneraient mal et pour empêcher que la France ne fit une paix séparée. Ce communiqué est le seul texte. Je n’ai aucun souvenir qu’il y ait eu une signature quelconque, il a été approuvé par le Cabinet de guerre. Mais il n’y a eu aucun procès-verbal (26).
Mais le Comité de guerre n’a aucune existence constitutionnelle. Le texte n’a été soumis ni au Conseil des ministres, ni à la ratification du Parlement et, quoiqu’en dise Reynaud, nul ne se souvient d’une approbation préalable du Comité de guerre. Le texte n’a pas été soumis à la ratification du Président de la République comme le prévoit la loi constitutionnelle de 1875. Toutefois Reynaud en informera le Sénat et la Chambre, à posteriori, à l’occasion de deux séances secrètes, les 16 et 19 avril1940 (212).
D’après les textes donc, contrairement à ce que prétendent de nombreux historiens de bonne foi, Reynaud, bien qu’ayant obtenu légalement les pleins pouvoirs du Parlement, n’avait absolument pas le droit de négocier seul un traité, et cet accord franco-britannique, non signé, n’ayant fait l’objet d’aucun procès-verbal, non approuvé par le Président de la République, non ratifié par les Assemblées, ne peut être considéré que comme un « texte publicitaire » (dixit Auphan) à destination de la presse, nous dirions aujourd’hui un « communiqué de presse », mais en aucune façon comme un traité fixant à jamais l’avenir de notre pays. Il est dommage que Reynaud, souvent bien approximatif, prétende que cet accord a été approuvé au Sénat et à la Chambre par des votes unanimes. A part lui, la quasi-totalité des historiens et des mémorialistes affirment le contraire.
Dès son retour à Paris, Reynaud informe Baudouin de la conclusion de l’accord. Ce dernier s’en déclare fort surpris car, dit-il « j’avais eu tout récemment, l’occasion de discuter de cette question avec M. Paul Reynaud qui m’avait approuvé quand je lui avais exposé qu’à mon avis, cet engagement ne pourrait intervenir qu’après un accord complet sur les modalités de la paix et aussi – the last but not the least – sur les sacrifices que consentirait chaque pays pour gagner la guerre. »(21).
Daladier, toujours ministre de la Défense nationale, exprime à Reynaud son vif mécontentement le 30 mars. Il lui reproche d’avoir signé la déclaration du 28 mars qu’il refusait depuis plusieurs mois alors qu’il était président du Conseil. Fallait-il, lui dit-il, qu’il ait absolument besoin de succès politique pour donner ainsi son accord sans avoir au moins essayé de l’assortir d’une compensation comme la mobilisation de plusieurs classes anglaises (144). Anatole de Monzie, ministre des Travaux Publics, confirme l’émotion de Daladier : « Je trouve Daladier ce soir, dans son cabinet de la rue Saint Dominique, complètement accablé, défait, défiguré – Il a fait, me dit-il, tout ce qu’ils ont voulu. Tout ce que je n’avais pas voulu. Monzie, je suis terrifié en pensant à tout ce qu’un tel homme est capable de consentir au détriment de notre patrie- il dit, « notre patrie » avec un émoi qui transfigure son visage », Daladier ne sait même pas quelles contreparties Reynaud a pu obtenir en échange de l’accord ce qui « épouvante » Monzie. Par ailleurs Monzie confirme que, concernant> cet accord, « Reynaud a opéré seul, il a traité seul, seul il a engagé la France à ne pas accepter une paix séparée » (135).
Notons que la presse britannique salua cet accord comme la déclaration la plus solennelle et de la plus vaste portée qui eut été faite jusqu’ici, tandis que la presse française la passa sous silence. »
(26) – Benoist-Méchin (Jacques) « Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident » (T3) – Albin Michel – 1956.
(212) – Chastenet (Jacques) « Le Drame final » - Hachette – 1963.
(21) – Baudouin (Paul) «Neuf mois au gouvernement » - La Table ronde – 1948.
(144) – Paillat (Claude) « La guerre immobile »
Voilà ce qu’on ose encore nous présenter comme LE traité qui interdisait à la France de demander un armistice, alors que vaincue et en partie à cause du désengagement britannique la laissant combattre seule, elle était en droit de dénoncer ce chiffon de papier !)